Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 14

Blow up.
 
 
Sortir un dimanche matin à 8h00 pour aller acheter le pain et le journal sur la place d'Ibiza est un exercice original pour moi qui suis plutôt habitué à émerger du lit longtemps après que les fidèles soient sortis de la messe. Mais le bal du samedi soir et la messe étant reportés sine die, me voici à traîner à une heure si matinale pour un dimanche dans les rues de Horta, toujours quasiment désertes, comme partout à Barcelone.
Pas de queue au kiosque ni à la boulangerie. Pas de joggeurs ni de grenouilles de bénitier sur le chemin du retour. Ce sont plutôt les batraciens des bassins de Nou Barris que l'on pourrait entendre au milieu d'un parc livré aux oiseaux et aux promeneurs de chiens. Mais au loin, derrière le murmure des gazouillis, pointe le crescendo pétaradant d'un moteur qui se rapproche, remontant le Paseo Urrutia. Un bruit d'un autre temps : celui d'une motocyclette dont les toussotements réguliers laissent en suspension un petit nuage gris. Le motocycliste croise Fabra i Puig pour continuer dans ma direction, et lorsqu’il arrive à ma hauteur, je reçois en plein nez une odeur d'essence qui me propulse quarante ans en arrière ! Ce sont les mêmes effluves d'essence qui m'envahissaient les narines dans mon enfance, lorsque je croisais un paysan à Mobylette sur les chemins entre les vignes, aux abords de mon village du Languedoc. Ce même bruit de moteur qui a bizarrement pris des accents bucoliques dans ma mémoire, car il est pour toujours associé à la campagne du sud de la France, où je croyais alors qu'il n'existait que deux modèles du genre : les Mobylettes bleues et les orange. L'odeur capiteuse se dissipe à peine dans l'air désormais purifié de Barcelone alors que le motocycliste a déjà croisé le Paseo Valldaura.
 
 
Lorsque je raconte cette expérience proustienne à mon ami Romain, il répond d'un air sarcastique :
- C'est sûr, le coronavirus a comblé tous les désirs de la municipalité de Barcelone : plus de pollution... Et plus de terrasses de café non plus, et plus de touristes. C'est pas une pandémie, c'est un programme politique !
Quand l'état d'alarme a été décrété, Romain a dû fermer la douzaine de restaurants qu’il dirige à Barcelone. Mais il a gardé une partie de son équipe pour continuer à préparer des repas dans ses cuisines du Raval. Et avec l'aide de bénévoles, il distribue gracieusement jusqu'à 5.000 repas individuels chaque jour à des gens qui n'auront pas de sitôt les moyens de venir manger dans son restaurant étoilé. Romain fait ça sans en tirer aucune gloire, « parce qu’il vaut mieux continuer à faire ce qu'on sait faire plutôt que de rester les bras croisés ». Parce que dans les quartiers du Raval, de Sant Andreu ou de Nou Barris, des milliers de personnes sont en galère ; celles qui avaient pour habitude de recourir aux cantines sociales fermées pour raisons sanitaires, et celles qui se retrouvent sans emploi et n'ont plus que quelques billets en poche pour nourrir une famille. La misère émerge derrière l'épidémie et les mesures qui en découlent. Le confinement renforce l'isolement des plus démunis.
Romain ne sait pas quand ni comment il pourra rouvrir ses restaurants. Mais il n'est pas non plus du genre à se poser des questions quand il n’y a aucune réponse possible. Et pas davantage enclin à l'optimisme :
- Les gens qui nous aident sont formidables. Ceux-là étaient bons avant l’épidémie et le seront après, voire meilleurs... Mais tu sais, je m'aperçois que ceux qui avaient peur de vivre avant cette crise sont les mêmes qui ont aujourd'hui peur de mourir. Finalement, tout ça ne fait que révéler les bons et mauvais côtés de chacun.
 
 
 
© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard