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Mesa Bonita réinvente le carreau de ciment

Bénédicte Bodard donne une nouvelle vie à un art catalan qui avait été presque oublié....

Ils sont jetés dans les bennes à ordures, abandonnés au pied des immeubles en rénovation, ou dans le meilleur des cas escamotés sous les parquets des appartements de Barcelone ; bref, les carreaux de ciment sont devenus indésirables, obsolètes. Bénédicte Bodard en a pourtant fait sa matière première pour fabriquer des pièces d’artisanat ou de belles tables qui ont inspiré le nom de sa société, Mesa Bonita. L'aventure commence il y a dix-huit ans, à peine arrivée à Barcelone, par une promenade en landau avec sa fille, et la surprise de voir ces carreaux de ciment aux motifs variés délaissés sur le trottoir: « Je les trouvais tellement beaux que j'ai eu l’idée de leur donner une seconde vie en collaboration avec un ferronnier, et c'est comme ça que j'ai créé mes premières tables à partir des carreaux de ciment ». Chaque promenade devient alors une « tournée de collecte », et la petite fille devra apprendre rapidement à marcher pour laisser place dans la poussette aux chargements de carreaux de ciment. En quelques mois, Bénédicte Bodard constitue un stock de carreaux empilés dans sa cave, avant d'être nettoyés, cirés, sertis... et (re)transformés en meubles ou objets d'art.

Mesa Bonita a trouvé ses premiers clients aux États-Unis, que Bénédicte Bodard connaît bien pour avoir travaillé comme costumière à Hollywood avant de s'installer définitivement à Barcelone. Et les États-Unis représentent toujours la principale clientèle de Mesa Bonita. « Certains de mes clients américains privilégient les carreaux les plus abîmés ou tâchés ; des traces qui attestent en quelque sorte de l'ancienneté des pièces », dont certaines ont été façonnées dans les usines de Catalogne au cours de la seconde moitié du XIXème siècle. L'exposition Universelle de Paris de 1867 donne aux carreaux de ciment catalans une notoriété qui va favoriser le développement des usines à Barcelone, particulièrement dans le quartier de Sants, où Bénédicte Bodard a installé son atelier. Avec la révolution industrielle, Barcelone s'embourgeoise si rapidement que les architectes et leurs artisans doivent trouver des solutions afin de répondre efficacement à l'explosion de la demande. Pour remplacer la technique de la mosaïque, trop complexe et coûteuse, le carreau de ciment s'impose ainsi comme la meilleure alternative : un carré de 20 cm de côtés avec son motif au centre, qui reconstitue parfaitement l'illusion de la mosaïque, et surtout très facile à poser.

Le carreau de ciment, c'est un moulage -façonné à la presse hydraulique- de ciment et de poudre de marbre mélangée à des pigments naturels. C'est évidemment aussi un savoir-faire traditionnel, et c'est l’âge d'or des « centaines d'usines spécialisées de Barcelone et des alentours au XIXème siècle », assure Bénédicte Bodard. Autant d'entreprises reconverties après le déclin du carreau de ciment traditionnel, détrôné par des techniques moins coûteuses (linoleum, parquet,...). « À cela s'ajoute la prescription de toute forme d'art subversive pendant les années franquistes en Espagne », ajoute Bénédicte Bodard ; « Une forme d'art à laquelle le carreau de ciment était associé, ce qui incite alors les grands fabricants à retirer leur signature des pièces moulées, comme c'était le cas depuis le XIXème siècle, ce qui dévalorise aussi d'une certaine façon cette tradition artisanale ». Mais c’est surtout le déclin de la demande qui entraîne la fermeture en chaîne des usines. En quelques décennies, le carreau de ciment est quasiment abandonné, presque oublié. D'ailleurs, lorsque la Pedrera préparait une exposition sur le « Japonisme » il y a quelque années, les organisateurs étaient incapables de trouver des sols de carreaux de ciment pour illustrer le thème... à l'exception de deux pièces reconstituées par Bénédicte Bodard avec les éléments récupérés sur les trottoirs de Barcelone ! Après cette exposition, l'un de ces exemplaires a d'ailleurs atterri à l'usine d'Escofet, l'une des grandes signatures historiques catalanes du carreau de ciment.

  Le carreau de ciment traverse l’histoire de l'art moderne en Catalogne, avec d'abord cette courte période du Japonisme (en raison du caractère asiatique des motifs peints : dragon, nénuphar,...), avant l'éclosion des grands architectes du modernisme, dont Lluís Domènech i Montaner, Josep Puig i Cadafalch, Enric Sagnier et Antoni Gaudi. « C'est le modernisme qui a réellement popularisé les carreaux de ciment en imposant son propre style à travers des motifs très naturalistes, surtout des fleurs », commente Bénédicte Bodard : « C'est exubérance dans toute sa splendeur, et en même temps le retour à la tradition catalane de la mosaïque et du fer forgé ». Une histoire qui se lit encore sur les sols de certains appartements de Catalogne... mais plus souvent hélas une histoire éparpillée dans les bennes à ordures des chantiers de Barcelone. « Je pourrais ramasser des carreaux de ciment en permanence, nuit et jour », se désole Bénédicte Bodard ; « Mais ce que je voudrais surtout, c'est qu'on arrête de jeter ces carreaux, qu'on s'y intéresse à nouveau, pour l'art et la tradition qu'ils représentent ». Le message ne semble pas atteindre les responsables du patrimoine catalan ; ce qui n'empêchera pas Mesa Bonita de poursuivre sa mission.