Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 21

Un carnaval... à l'envers.
 
 
Cette crise du Covid-19 est à la fois perturbante et fascinante pour les amateurs de dystopies, et accessoirement pour les auteurs de science-fiction. La simple appellation ressemble déjà à un titre de roman : « Nom de code Covid-19 ». Le « Coronavirus » inspire l'idée du complot. Un virus couronné est forcément suspect ! D'ailleurs, les amoureux de la littérature paranoïaque ne peuvent s'empêcher de faire le lien : le confinement ? « I.G.H. » de James Graham Ballard. Les services de détection des « fake news » mis en place en France et en Espagne ? « 1984 », de Georges Orwell. La traque des individus pour raisons sanitaires ? « Les furtifs », d'Alain Damasio. J'imagine le plaisir, la jouissance de Philip K.Dick, Bradbury et Asimov dans les rues de Barcelone ce matin. Les passants escamotés derrière leurs masques hygiéniques toisent d'un regard torve l'impétrant à visage découvert. Regards de suspicion, d'inquiétude. Sous les masques : la suspicion. Traditionnellement, le carnaval avait pour fonction de renverser les hiérarchies et les valeurs le temps d'une journée. Le masque étant l’instrument-clé de ce renversement. À l'heure de la dystopie faite réalité, le masque hygiénique est au contraire une affirmation des hiérarchies et des valeurs : la réponse pavlovienne à une injonction gouvernementale de sécurité sanitaire.
En descendant au kiosque à journaux, je croise un homme affublé d'un masque à gaz militaire, avec ses deux réservoirs et ses lunettes qui lui donnent l'apparence d'une mouche géante. Les passants alentour, pourtant également protégés de leur masque chirurgical réglementaire, rallongent d'un pas la distance de sécurité, comme effrayés.
Je prends le journal et jette un œil sur les titres : « Pedro Sanchez obtient une prolongation de l’État d'Alarme ». Merde alors !
En remontant, je croise l'homme au masque à gaz sortant d'un bureau de tabac, un paquet de Marlboro à la main. La dystopie n'exclut pas le surréalisme.
 
 
Aussitôt rentré, je ne résiste pas à appeler mon ami François pour lui raconter l'anecdote de l’homme à la tête de mouche. Rares sont les êtres qui sont capables d'échapper au brouhaha ambiant. François est de ceux-là. Alors qu'il s’était installé à Barcelone depuis deux ans, François croyait que Lionel Messi était un prédicateur chrétien (rapport au nom). Parce que pour lui, le football est un peu comme un concept de Spinoza : incompréhensible. Ce qui intéresse mon ami François, ce sont les sonates de Mozart et les adagios d'Albinoni. En un mot, c'est un esthète (en deux mots, c'est un esthète et un asocial).
Nous avions l'habitude de nous voir au bar La Bota dans le quartier de Poble Sec, où l'on parle de musique, peinture, littérature et philosophie, mais jamais de football (ce qui justifie le défaut d’information de mon ami). Mais cette fois, Covid-19 oblige, nous n'avons d’autre recours que de nous retrouver sur whatsapp :
- Porter un masque à gaz dans une ville où l'air n'a jamais été aussi pur et le retirer pour fumer des Marlboro, c'est assez cocasse, lui dis-je.
- En effet ! C'est un peu comme les types qui commandent un double cheese-burguer crème fromagère et ketchup avec un coca « light ».
- Reconnais qu'on vit tout de même une époque exceptionnelle.
- Bah, tu sais, d'une certaine manière, ce n'est pas très différent du temps de la grippe asiatique à la fin des années 50. C'est même bien moins grave , puisque cette grippe avait causé plus d'un million de morts. Et que tout le monde semble l'avoir oublié.
- La grippe asiatique, ça nous ramène à l'époque de Raymond Kopa.
- Raymond Kopa? Qu'est-ce qu'il a composé ?
 
 
 
 
© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard